Tribune parue dans Libération le 22 octobre 2013
En matière de politique des drogues, le monde bouge. Ce mouvement, amorcé avec la Déclaration de Vienne en juillet 2010 appelant à des politiques des drogues fondées sur la santé publique, s’est considérablement amplifié ces dernières années. Créée en 2011, la Commission globale en matière de politique des drogues a enfoncé le clou en démontrant l’impact négatif des politiques répressives. Cette commission est composée de personnalités de haut niveau: anciens chefs d’Etat (comme le Brésilien Fernando Cardoso), hauts responsables des Nations unies (comme Kofi Annan) mais aussi personnalités de la société civile (comme l’écrivain Mario Vargas Llosa). Autant dire des personnes qui ont a priori la tête sur les épaules et le sens des responsabilités lorsqu’ils demandent un changement de politique des drogues. Au-delà du diagnostic précis de l’échec de la répression des usages dits illicites de drogues au niveau international, des Etats en ont tiré les conséquences et ont attaqué, en tout ou en partie, leur édifice légal au niveau national (Portugal, Uruguay, République tchèque, et mêmes deux Etats des Etats-Unis). La liste ne cesse de s’allonger. Bref, le monde bouge, dans le sens d’une autre politique, au point qu’une session spéciale de l’Assemblée générale des Nations unies sera consacrée à ce sujet en juin 2016.
Le monde… sauf la France, où le débat sur la politique des drogues reste bloqué à nos frontières, comme le nuage de Tchernobyl. Dans les années 90, nous entendions parler d’une « exception française», voire d’un « modèle français», avec en particulier un accès généralisé et facilité aux mesures dites de Réduction des risques (RdR) qui ont montré leur efficacité sur la morbidité et la mortalité : seringues stériles, traitements de substitution pour les dépendants aux opiacés illicites. Une exception positive, qui rend encore plus dramatique la nouvelle exception française que nous connaissons aujourd’hui : celle de l’isolement international, celle d’un pays appliquant une des politiques les plus répressives en matière de drogues (qui ne nous a pourtant pas empêché de compter un des taux les plus élevés au monde de consommation de drogues illicites…). Une France du bricolage, au sens où les quelques acquis en matière de santé des usagers de drogues grâce aux interventions de RdR l’ont été au prix d’aménagements plus ou moins assumés avec un édifice légal inchangé. Nous arrivons aux limites de ce paradoxe, comme nous le montre le récent avis du Conseil d’Etat relatif au projet de salle de consommation à moindre risque : c’est non… car c’est tout simplement interdit par la loi répressive de 1970. Bravo et merci ! Au moins, pour celles et ceux qui en doutaient encore, il est définitivement temps de changer la loi, comme nous n’avons eu de cesse de le répéter depuis des années – et, ce faisant, de rejoindre le mouvement mondial.
Mais une politique efficace porte aussi sur des questions essentielles, comme l’économie et la sécurité. Nous dépensons aujourd’hui près de 1% du PIB pour ce qu’on appelle le coût social des drogues, c’est-à-dire les dépenses générées par l’application d’une politique répressive : police et justice bien sûr, mais aussi politiques de la ville et de cohésion sociale dans les quartiers déstructurés par les trafics illicites, politiques sanitaires et médicosociales dédiées à la prise en charge d’usagers arrivés trop tard dans les circuits de soin en raison de l’interdit légal qui pèse sur eux. Nous pourrions ajouter à ce tableau les dépenses consacrées aux interventions militaires dans des pays producteurs comme l’Afghanistan, pour enrayer le trafic à la source. Sur ce sujet comme sur d’autres, cela n’a pas marché. Dans un contexte de crise économique des pays du Nord, il est plus que temps de changer de braquet, pour affecter le montant de ces dépenses inutiles au financement de politiques publiques répondant à un véritable intérêt général (dépendance du quatrième âge, financement du périscolaire, transports de proximité accessibles et écologiquement viables, logement et insertion des jeunes…). Nous pourrions aussi ajouter la sécurisation des quartiers en mettant de facto un terme aux trafics grâce à un changement de la loi sur les stupéfiants et créer ainsi une offre régulée de produits.
Nous, acteurs de la société civile à l’origine du mouvement de la RdR en France, appelons aujourd’hui à créer une Commission française des drogues, dont l’objectif sera de porter le débat sur le nécessaire changement de politique. Dit autrement, l’abrogation de la loi de 1970 et la définition d’un nouveau cadre légal autorisant et encadrant la consommation de produits classés aujourd’hui comme stupéfiants. Ce soir, mardi, nous nous réunissons à l’invitation de la Commission globale des drogues. Seront présents Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération suisse, et Michel Kazatchkine, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies pour la lutte contre le sida en Europe de l’est et en Asie centrale. Ce soir, nous lancerons cet appel lors de la réunion publique « Il est temps d’en finir avec la guerre aux drogues ».
Par :
Marie Debrus, présidente de l’AFR (Association Française pour la Réduction des risques)
Olivier Maguet, vice-président de l’AFR, administrateur de MdM
Bruno Spire, président de AIDES,
Fabrice Olivet, directeur d’ASUD (Auto-Support des Usagers de Drogue)
Jean-Pierre Lhomme, président de Gaïa, association qui porte le projet d’une salle de consommation.