Anne Coppel Les politiques de lutte contre la drogue : le tournant de la réduction des risques Publié dans Les Cahiers de l’Actif, n°310-311, mars-avril 2002, p11-22.
Echanges de seringues, méthadone, boutiques où les usagers de drogues sont accueillis avec sandwich, douches et infirmières soignant plaies et abcès ou encore testing dans les raves et free-parties pour identifier la présence de l’ecstasy, finalement, la France s’est mise à l’heure européenne. Et pourquoi pas des salles d’injection et des programmes d’héroïne ? La question n’est pas sur l’agenda de la classe politique mais l’interdit de penser recule peu à peu.
De la clandestinité à l’officialisation
Lorsqu’en 1995, des habitants du Xème arrondissement de Paris découvrent qu’une boutique va s’ouvrir dans leur quartier, que cette boutique va accueillir des drogués qui se droguent, lorsqu’ils comprennent qu’il s’agit d’une politique publique, financée par le ministère de la santé, la question ne manque pas d’être posée : “Vous distribuez des seringues aux toxicomanes mais où vont-ils s’injecter leur dogue ? Que vont-ils mettre dans leur seringue ?” Pour une part, la question dénonce le scandale : “ Et pourquoi ne pas leur donner de l’héroïne pendant que vous y êtes ? ” mais avec les expériences suisses, hollandaise et britannique, la question a acquis une légitimité nouvelle. Elle est posée aussi bien par les habitants qui réclament la fermeture de la boutique que par ceux qui, heurtés par le rejet des toxicomanes, s’organisent à leur tour pour exiger son maintien. Les uns et les autres découvrent en même temps cette politique publique menée quasi clandestinement pendant les années quatre-vingt dix, que nul parti politique n’a revendiqué mais que nul parti, si ce n’est l’extrême-droite, ne remet officiellement en cause aujourd’hui.
A l’exception des Pays-Bas, les changements des politiques de drogues se sont imposés sous la menace du sida : puisqu’il était illusoire d’espérer que les toxicomanes renoncent spontanément à consommer des drogues, puisqu’on ne parvenait pas à les y contraindre, il fallait qu’ils puissent protéger leur santé tant pour eux-mêmes que pour la menace de la contamination sexuelle qu’ils faisaient peser ; il fallait donc d’une manière ou d’une autre coexister avec les usagers de drogues. Ce principe entre en contradiction avec les politiques de lutte contre la drogue dont l’objectif est l’éradication des drogues. En Grande-Bretagne où la réduction des risques a été conceptualisée en 1987, la réduction des risques ou des dommages liés à l’usage de drogues – reduction of drug related harm – s’est inscrite dans une politique de santé publique fondée sur l’acceptation de l’usage de drogues. Soins et prévention ont été redéfinis en fonction d’une hiérarchie des risques : il vaut mieux ne pas consommer de drogues mais si vous en consommez, il vaut mieux consommer les drogues les moins dangereuses et de la façon la moins dangereuse possible ; il vaut mieux ne pas s’injecter des drogues mais si vous persistez à vous en injecter, alors il faut utiliser une seringue stérile. A partir de 1990, la Suisse adopte à son tour cette nouvelle approche qui ne se limite pas à la santé : la cohérence d’ensemble est recherchée dans une nouvelle conceptualisation de la politique des drogues, désormais fondée sur quatre piliers, prévention, répression soins et réduction des dommages. C’est plus précisément la cohérence entre réduction des dommages et réduction des nuisances qui recherchent les villes allemandes comme Francfort, Hambourg ou Berlin en multipliant équipes de rue, accueils des usagers, salles d’injection mais aussi hébergement ou insertion sociale et professionnelle. En allant au-devant des usagers de drogues, cette nouvelle démarche a pour ambition l’insertion de l’usager dans la ville. La gamme des services correspond aux choix, ou, plus modestement, aux possibilités de chacun : protection de la santé et accès aux droits pour tous, traitement par la méthadone pour ceux qui peuvent renoncer à l’injection et à l’ivresse, traitement héroïne enfin pour ceux qui ne veulent, ou ne peuvent, y renoncer. Pour que l’usager de drogue retrouve une place dans la cité, a minima, il faut rétablir le lien ; ensuite seulement, il est possible d’envisager les différentes stratégies qui garantissent au mieux, selon les situations, la protection de la santé et l’accès aux droits. Accepter les usagers tels qu’ils sont, c’est aussi leur donner la possibilité de changer
En France, le changement est à la fois plus tardif et plus modeste. La libéralisation de la vente des seringues en 1987 a d’abord été la seule mesure prise face au sida. En 1990, Médecins du monde ouvre le premier échange de seringues et, entre 1990 et 1992, quelques acteurs s’engagent dans les toute premières actions de prévention du sida qui associent les usagers de drogues à la protection de leur santé. Parallèlement, quelques médecins généralistes commencent à prescrire des “ produits de substitution ”, aux marges de la loi : les produits qu’ils utilisent sont destinés au traitement de la douleur, la prescription de morphiniques pour le traitement de la toxicomanie n’était pas prévue. Officiellement en France, jusqu’en 1993, il y a seulement 52 patients en traitement par la méthadone. Les mesures de réduction des risques sont prises par Simone Veil : la réduction des risques infectieux chez les toxicomanes devient un dispositif, rendu public le 21 juillet 1994. Celui-ci répond à deux objectifs : prévenir la contamination par les virus du sida et de l’hépatite et permettre aux usagers d’accéder au système de soins. Ce nouveau dispositif comprend des kits avec seringues stériles vendues en pharmacie dont particulièrement le Stéribox, des programmes d’échanges de seringues, des “boutiques” qui accueillent des usagers sans exiger qu’ils renoncent à consommer des drogues, des réseaux de médecins généralistes, des équipes chargées de l’accueil des toxicomanes à l’hôpital et enfin les traitements de substitution. Deux médicaments acquièrent une autorisation de mise sur le marché pour le traitement des usagers dépendant de l’héroïne, la méthadone et le Subutex, nouveau médicament que les médecins généralistes peuvent prescrire.
Le tournant de la santé publique
Lorsque Simone Veil prend ces mesures, elle est parfaitement consciente des contradictions entre la réduction des risques et les objectifs de la lutte contre la drogue. Il y a bien une contradiction entre distribuer des seringues d’un côté et interdire l’usage de drogues de l’autre. Les contradictions sont acceptées au nom de l’urgence de santé publique. En 1993, la toxicomanie était devenue la première cause de mortalité des 18-34 ans en Ile de France, et ce, malgré la sous-évaluation des overdoses mortelles, qui serait de près de 80% en Ile de France, et sans compter les accidents, les suicides et septicémies ou autres pathologies somatiques qui ne sont pas comptabilisées au titre de la toxicomanie. En 1994, les mesures de réduction des risques ont un statut expérimental ; cette politique est subventionnée par le Ministère de la Santé mais seuls les acteurs directement impliqués dans les actions en sont informés. La lutte contre la drogue ne devait pas être abandonnée “ sous prétexte de sida ”. En 1999, date du dernier plan gouvernemental de lutte contre la drogue et la toxicomanie, les mesures de réduction des risques sont officialisées ; il n’est pas question pour autant de changer la politique de lutte contre la drogue mais subrepticement, la logique de la réduction des risques s’est introduite dans les esprits. Les conséquences en ont été imprévisibles : au nom de la santé publique, le tabac et l’alcool sont désormais intégrés à la lutte contre les toxicomanies
C’est un tournant majeur. La loi de 1970 est bien inscrite dans le code de santé publique mais de 1970 à 1991, les plans gouvernementaux de lutte contre la drogue se succèdent, aucun ne fait référence à la santé publique. Le consensus français, des experts aux politiques, était fondé sur la conviction que “ la toxicomanie n’est pas un problème de santé publique ”. C’est ce qu’écrit en 1978 le rapport Pelletier, première évaluation de la loi de 1970 : la mortalité des toxicomanes est alors négligeable. L’usage de drogues n’est pas considéré comme une maladie mais plutôt comme une déviance. La loi de 1970 entend marquer une limite symbolique : l’usager de drogue doit se conformer à la norme ; ou bien il perd ses droits de citoyen. En octobre 1992, la santé publique avait fait une toute première apparition dans le plan proposé par Bernard Kouchner dans la lutte contre le sida. La santé publique n’a pas été évoquée en vain. Dans le plan gouvernemental de juin 1999, la santé publique reprend ses droits, qui ne se limitent pas au sida : que les drogues soient licites ou illicites, il appartient à la santé publique de définir les risques ; il lui appartient de définir les stratégies, prévention ou soin, qui permettent d’y faire face. Avec le rapport Roques en 1998, la dangerosité des drogues licites et illicites est désormais évaluée précisément, à partir d’une synthèse des travaux scientifiques. L’alcool avec ses 50 000 morts, le tabac avec ses 60 000 morts ne peuvent plus être négligés. Désormais, la prévention ne se limite plus au “ non à la drogue ” ; l’usage est distingué de l’abus ou de la dépendance. C’est reconnaître qu’il est possible de consommer des drogues, licites ou illicites, sans dommage majeur pour l’usager comme pour la société.
Le changement de relation avec les professionnels de santé
L’approche des drogues se veut désormais rationnelle, fondée sur les travaux scientifiques les plus récents. Nous sommes loin, toutefois, d’avoir adopté une démarche purement rationnelle ; la réduction des risques ne s’est pas imposée parce qu’elle était rationnelle, elle s’est imposée par ses résultats. Ceux-ci ont d’abord été perçus, bien avant d’être objectivés. Longtemps invisibles, des usagers de drogues, nombreux, surgissent dans les services hospitaliers, dans les cabinets de médecine de ville, dans les pharmacies. Les relations, réputées pour être furtives ou violentes, s’apaisent et les usagers de drogues y acquièrent le statut de “patients comme les autres”. Il faut se rappeler que les services d’urgence hospitalière refusaient sans état d’âme les patients toxicomanes au prétexte qu’ils abandonnaient leur lit 24 heures après l’hospitalisation. Les prescriptions d’opiacés ont bouleversé les relations avec les médecins. Auparavant menteurs ou manipulateurs, ces nouveaux patients se montrent confiants, se laissent soigner et les pathologies s’avèrent graves et nombreuses. Avec les seringues vendues en kits de prévention, subventionnés par le Ministère de la Santé, les pharmaciens deviennent des “acteurs de santé publique de première ligne”. Ce qui hier était suspect de complicité devient aujourd’hui légitime et là encore, les relations s’apaisent. Les spécialistes du soin aux toxicomanes font à leur tour l’expérience de nouvelles relations avec les usagers, de plus en plus nombreux dans les services et associations de soins. Des suivis psychothérapeutiques, autrefois constamment interrompus par le chaos des modes de vie, peuvent s’instaurer et les spécialistes, financements à l’appui, s’approprient peu à peu traitements de substitution ou accueil des usagers dans les boutiques. Le changement d’attitude n’est pas perçu par tous les professionnels de santé, loin s’en faut ; les mécanismes de rejet restent vivaces, redoublés par l’origine sociale et ethnique des usagers ; le changement est en outre très inégal selon les sites, selon les usagers, selon les services et leur environnement. La marginalité, la souffrance ne sont pas éradiquées ; elles peuvent même être plus vivement ressenties par les usagers ou leurs proches, en un temps où les menaces vitales reculent mais où le changement est suffisant pour que les relations deviennent possibles. Environ un tiers des pharmaciens et peut-être de 10 % à 20 % des médecins sont à la fois témoins et acteurs de ce changement inattendu. Au-delà des professionnels de santé, mais, avec plus de difficulté, il est vrai, les relations deviennent moins conflictuelles avec certains services sociaux ou judiciaires, quelquefois aussi avec des commissariats. Le changement est surtout radical pour les principaux intéressés : les survivants ont échappé à une mort annoncée. C’est bien sûr, en bonne part, grâce à l’avancée miraculeuse des traitements du VIH. Encore a-t-il fallu que les usagers y aient accès ; sans traitement de substitution, le suivi régulier était illusoire. Avec les traitements de substitution, les usagers d’héroïne acquièrent une liberté nouvelle. Ils ne sont plus contraints à cette quête quotidienne à laquelle, souvent, ils consacraient leur vie. Les usagers reprennent leur souffle, reconstruisent leur vie et se revendiquent, loin de la honte et de la culpabilité, “ Citoyens comme les autres ”, selon le nom que se donne une association d’usagers de drogues en Belgique.
Des résultats remarquables
Les résultats qualitatifs prêtent à discussion, d’autant que ceux qui les observent tout d’abord changent insensiblement de cadre de perception et perdent la mémoire du changement. Deux résultats quantitatifs témoignent du bouleversement : tout d’abord, la baisse de 79 % des overdoses mortelles entre 1994 et 1999, et dans le même temps, la baisse de 68 % des interpellations d’usagers d’héroïne La première hypothèse de l’Office central pour la répression du trafic illicite, l’OCRTIS, est d’attribuer ces baisses à la réduction de la consommation d’héroïne. Il est certain que la réduction des risques n’aurait pas obtenu d’aussi bons résultats en pleine montée de la consommation d’héroïne, comme il en était dans les années quatre-vingt mais la baisse des interpellations ne s’explique pas par la baisse de la consommation d’héroïne. Il n’y a pas relation entre le nombre d’interpellations et le nombre des consommateurs. On lit souvent dans la presse que le nombre de consommateurs de cannabis augmente parce que le nombre d’interpellations augmente. Selon les études épidémiologiques récentes, il y aurait bien une augmentation de la consommation de cannabis mais le nombre d’interpellations ne dépend pas du nombre de consommateurs, il dépend de l’activité des services de police. Avec sept millions de consommateurs de cannabis, la police a le choix d’interpeller beaucoup ou peu. Si la police interpelle de plus en plus d’usagers de cannabis, c’est qu’il faut maintenir l’activité des services et, malheureusement pour les usagers de cannabis, il y a moins d’usagers d’héroïne dans la rue. On peut penser que le recul des consommations d’héroïne a commencé au tout début des années quatre-vingt-dix, tandis que les interpellations ont continué de progresser jusqu’en 1994. En 1995, la tendance s’inverse pour la première fois mais au lieu de diminuer lentement, le changement est brutal ; entre 1996 et 1999, le nombre d’usagers d’héroïne interpellés passe de 14 596 à 6 133, soit une baisse de 68 %. L’événement marquant, à partir de 1996, c’est l’entrée en traitement par le Subutex d’un nombre de patients évalués entre 21 000 et 32 000 en 1996, entre 34 000 et 51 000 en 1997, pour atteindre 72 000 en 2000 – soit au total, avec la méthadone, près de 90 000 patients en traitement de substitution. Il y a bien une relation entre le nombre de patients en traitement par le Subutex et la baisse des interpellations pour usage d’héroïne, ce que montre un rapport officiel d’évaluation de la politique de réduction des risques, le rapport SIAMOIS rendu public en 2001. Les héroïnomanes, ou du moins une grande part d’entre eux, n’ont pas renoncé à l’héroïne par on ne sait quel miracle, ils sont devenus des “ patients dépendant d’un opiacé en traitement de substitution ”.
La baisse de la mortalité par overdoses témoigne indirectement d’une baisse de la mortalité toutes causes confondues. Seule la mortalité par le sida est connue ; elle enregistre une baisse spectaculaire, on passe de 1 037 morts en 1994 à 267 en 1997, soit un nombre de décès divisé par trois. Les usagers de drogues sont désormais reçus dans les services hospitaliers, ils sont aussi régulièrement suivis par les médecins généralistes et ils sont aussi plus nombreux dans les services de soins spécialisés pour la toxicomanie. L’accès aux soins se marque par une amélioration de la santé. Les usagers de drogues sont moins contaminés par le sida ; ils représentent aujourd’hui 14 % des contaminations par le sida contre quelque 20 % en 1992. L’état sanitaire reste inquiétant ; les hépatites toucheraient, en 2000, plus de 60% des injecteurs qui ont recours au système de soins. Il reste aussi inquiétant en prison et dans les boutiques qui accueillent les plus précaires. Il y a, enfin, des pathologies qui sont peu explorées, c’est le cas en particulier des troubles psychiques dont on ne connaît pas l’évolution. On ne sait pas aujourd’hui quelles sont les conséquences sanitaires de l’abus de cocaïne ou des polytoxicomanies médicamenteuses mais, quoi qu’il en soit, l’amélioration de la santé des usagers d’héroïne n’est pas contestable ; ces usagers ont, en grande part, accès aux soins ; ils meurent moins et sont en meilleure santé ; ils sont aussi mieux insérés.
L’évolution favorable n’est désormais plus discutée ni par l’OCRTIS ni par l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie, chargé officiellement de recueillir et d’analyser l’information sur les drogues. En 1997, traitements de substitution et actions de réduction des risques ne sont plus contestés par les spécialistes français. Les 11 et 12 décembre de cette année, Bernard Kouchner, ministre de la Santé, réunit anciens adversaires et acteurs de la réduction des risques. Un consensus s’élabore qui reconnaît la nécessité d’une politique de santé publique intégrant les outils de la réduction des risques.
Le Subutex : les deux sons de cloche
Peu de politiques de santé publique peuvent se targuer de résultats aussi rapides que ceux obtenus avec la réduction des risques. Dans le domaine de la toxicomanie, il s’agit d’une véritable révolution. Depuis 1970, chaque année était pire que l’autre ; les consommations de drogues, les saisies, le nombre d’incarcération, la mortalité ont progressé continûment. Quant aux résultats obtenus dans le soin aux toxicomanes, nul n’était parvenu à l’évaluer. Les professionnels revendiquaient traditionnellement une “obligation de moyens” mais non de résultats ; il fallait le faire, c’était une question de principe. En France, nous n’avons pas cherché à connaître précisément le résultat des sevrages mais des études anglo-saxonnes avaient démontré que 90% des héroïnomanes rechutaient après une cure de sevrage. Ces études avaient aussi démontré que la toxicomanie n’était pas, pour autant, une maladie incurable mais la sortie de la dépendance était progressive ; chaque année, de 3 à 10% des héroïnomanes renonçaient à la consommation. Une fois installée, la dépendance à l’héroïne se poursuit le plus souvent sur plus de dix ans. La réduction des risques et plus particulièrement les traitements de substitution repose sur ce constat : les 90% des héroïnomanes qui ne peuvent ou ne veulent renoncer à l’héroïne dans l’immédiat doivent pouvoir protéger leur santé même s’ils poursuivent leur consommation. Il faut sortir de l’alternative du tout ou rien.
Dans la baisse de la mortalité par overdoses, dans l’accès au traitement du VIH, les traitements de substitution ont joué un rôle clé ; sans eux, l’accès aux soins des héroïnomanes était illusoire. Les résultats que nous avons obtenus en France sont toutefois exceptionnels. Dans les études menées auprès des patients en traitement méthadone, les évaluations anglosaxonnes obtiennent en moyenne une réduction de 70% de la consommation d’héroïne à six mois, on sait aussi depuis 1997 qu’on peut évaluer la baisse de la mortalité avec la méthadone à environ 70% mais aucun pays à part la France, n’a obtenu des résultats aussi probants dans les statistiques nationales. En Suisse, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, les traitements de substitution sont anciens et il est impossible d’identifier précisément leur impact au niveau national. Les résultats que nous avons obtenus ne manquent pas de surprendre nos voisins européens d’autant qu’ils ont quelques réserves au choix que nous avons fait de privilégier le Subutex. N’y a-t-il pas des toxicomanes qui s’injectent le médicament ? demandent-ils. Ne consomment-ils pas des benzodiazépines, dont l’association est dangereuse ? Le Subutex n’est-il pas détourné sur le marché noir ?
Dans les études menées sur le terrain, en prison, dans les boutiques, parmi les clients des programmes d’échange de seringue, le Subutex est effectivement détourné de son usage. Le rapport TREND, fondé sur l’observation d’équipes qui interviennent en milieu urbain, constate que, dans la rue, le Subutex est plus disponible, plus accessible et meilleur marché que l’héroïne. Le Subutex peut être consommé occasionnellement, en cas de manque ; il peut être associé à d’autres drogues ou à des médicaments pour rechercher l’ivresse ; il peut aussi être consommé pour apaiser les descentes de psycho-stimulants, cocaïne, amphétamines, crack ou ecstasy. Certains jeunes consommateurs de Subutex n’ont pas consommé antérieurement d’héroïne. Enfin, le Subutex peut être consommé sous forme de sniff ou être injecté. Dans les programmes d’échange de seringue, près de 2 usagers sur 3 s’injectent du Subutex. Les études menées auprès des patients en médecine de ville obtiennent de tout autre résultat. En moyenne, les deux tiers des patients ont renoncé à la consommation d’héroïne, les deux tiers des patients ont un seul médecin et suivent régulièrement leur traitement. Pour ces deux tiers, l’amélioration de la santé et de l’insertion, observée par les médecins, est bien attestée au travers des différentes études, qu’elles soient ou non menées avec le soutien du laboratoire.
Le tiers exclu
Détournement dans la rue et mauvais usage d’un côté, patients en grande part stabilisés en médecine de ville de l’autre, manifestement, on n’obtient pas les mêmes résultats selon le point de vue de l’observation. C’est aussi que les patients en médecine de ville et les usagers dans la rue ne sont pas exactement les mêmes : en moyenne, les patients de médecine de ville sont nettement mieux insérés que les usagers qu’on peut rencontrer dans la rue ou dans les boutiques ; ainsi près d’un patient sur deux a un emploi en médecine de ville alors qu’ils sont seulement 14% à avoir un emploi parmi des usagers des programmes d’échange de seringue ; Dans la rue, dans les programmes d’échange de seringues ou encore dans les centres de soin, voir dans les services d’urgences hospitalières, on observe précisément les patients en échec dans la médecine de ville ; ceux qui vont bien ne traînent pas dans la rue et ne fréquentent pas les programmes d’échange de seringues ; dans les services, ils sont le plus souvent invisibles. Au regard des études de suivi des patients, on peut considérer qu’environ les deux tiers des patients sont “ stabilisés ” c’est à dire qu’ils suivent régulièrement leur traitement et que les consommations de drogues, licites comme l’alcool et les médicaments, ou illicite comme l’héroïne ou la cocaïne, ne mettent plus leur vie en danger. Autrement dit, ils ont renoncé aux abus systématiques – ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’ils soient entièrement abstinents. La solution de facilité qui a été adoptée jusqu’à présent consiste à abandonner ce tiers marginal (auquel il faut ajouter ceux qui, dans la rue, achètent le médicament au marché noir). De mon point de vue, c’est une erreur, pas seulement en termes humanistes ; il dévalorise le médicament alors que les représentations sont un des déterminants de sa réussite. Que dans la rue, le Subutex n’ait pas bonne presse n’a rien d’étonnant ; les produits y sont jugés sur leurs effets plus ou moins euphorisants et ce médicament a pour précisément pour ambition de les neutraliser mais la mauvaise réputation du Subutex dans la rue retentit sur tous ceux qui, praticiens ou chercheurs, sont en relation avec des usagers actifs ; elle alimente les résistances traditionnelles aux traitements de substitution qui ressurgissent régulièrement. Car si les médecins ont pu constater par eux-mêmes l’efficacité de ces traitements, il n’en est pas de même de l’opinion publique. Le tiers exclu est précisément le tiers visible ; celui qui fait scandale et qui dans la rue, est à l’origine des troubles de voisinage comme il est à l’origine de la diffusion des prises de risques. En excluant ses marges, la politique de santé perd sa crédibilité.
L’appropriation des nouveaux comportements
Deux tiers de patients “ stabilisés ” ne veut pas dire deux tiers de patients heureux. Selon une étude menée par AIDES en 2001, six patients sur dix sont très satisfaits ou satisfaits. C’est insuffisant mais c’est, malgré tout, un résultat remarquable. Or nous avons obtenu ce résultat avec un médicament, le Subutex, qui en principe, n’était pas adapté à une prescription large puisqu’il exige le renoncement à l’injection et à l’abus de benzodiazépines. Nous l’avons aussi obtenu avec une prescription en médecine de ville pour plus de neuf usagers sur dix, alors que le médecin généraliste n’a pas les moyens de prendre en compte ni besoins sociaux ni les troubles psychiques. Services sociaux ou accompagnement psychologique, voire psychiatrique seraient-ils inutiles ? C’est, indirectement, le message d’une politique publique, qui accepte de financer le traitement médical en remboursant médicaments et consultations mais qui n’a pas prévu le développement parallèle d’une offre de service psycho-sociaux. En France, nous étions persuadés que la toxicomanie n’était pas une maladie mais le symptôme d’une souffrance psychique. Il y a désormais des médecins convaincus que la dépendance est une maladie qui est traitée par un médicament – et que le médicament se suffit à lui-même. Parallèlement à l’interprétation purement médicale, des acteurs qui n’appartiennent pas au monde médical ont quelquefois une toute autre interprétation des résultats incontestablement remarquables : ils attribuent les résultats à l’accès au produit. De fait, nombre de problèmes que rencontrent les usagers de drogues sont dûs à la prohibition des drogues, c’est à dire à l’interdiction du commerce. Les uns et les autres ont d’excellents arguments. Du côté de la maladie, et grâce au développement des recherches scientifiques, pharmacologie et neurosciences, nous connaissons mieux maintenant les processus à l’origine de la dépendance ; nous comprenons mieux les rechutes à répétition et il faut bien constater qu’en acceptant de traiter la dépendance à l’héroïne comme une maladie chronique, des héroïnomanes, autrefois irrémédiablement condamnés à l’exclusion et à la maladie, ont tout simplement sauvé leur vie. D’un autre côté, il faut bien reconnaître également que l’accès libre ou du moins médicalisé au produit supprime automatiquement nombre d’obstacles auxquels les usagers se confrontent, depuis les produits frelatés à la délinquance dite d’obligation, c’est à dire liée au prix prohibitif des drogues. Toutefois ni le médicament ni l’accès médicalisé aux produits illicites ne suffisent à comprendre l’extraordinaire réussite de la réduction des risques entre 1994 et 2000.
Les interprétations univoques sont dangereuses. Elles conduisent à des politiques simplistes qui se limitent au médicament ou plus généralement les outils ; elles conduisent à négliger l’essentiel, c’est à dire la façon dont les hommes s’en servent. Si puissantes que soient les molécules, médicaments ou drogues, elles n’ont pas ce pouvoir magique d’agir par elles-mêmes. Si la France a obtenu des résultats aussi démonstratifs, c’est que les médecins de réseaux ont investi le traitement ; ils ont été convaincus de l’efficacité des traitements parce qu’ils ont constaté par eux-mêmes que leurs patients allaient mieux, qu’ils se soignaient. Les pionniers des traitements de substitution ne se sont pas contentés de prescrire un médicament, ils ont acquis les connaissances qui leur faisaient défaut, ils se sont inscrits dans les réseaux qui ont rompu leur isolement, ils ont forcé pour eux les portes de l’hôpital et surtout ils ont pris le temps de nouer un véritable dialogue avec leurs patients. “ Ce que je sais de l’usage de drogues, ce sont les usagers qui me l’ont appris ” ont dit, les uns après les autres, les pionniers des traitements de substitution. Parce que la médecine de ville n’a pas les moyens de contrôle des centres spécialisés comme les contrôles urinaires, les médecins ont appris qu’il leur fallait négocier avec leur patients s’ils voulaient être efficace ; ils ont appris à accepter que les objectifs de l’usager ne soient pas nécessairement le leur, que les usagers ne savaient pas toujours dire ce qu’ils pouvaient ou ce qu’ils pouvaient, que l’ambivalence était la seule certitude. Ils ont appris à prendre leur temps.
S’ils ont pu se mettre à l’école de leurs patients, c’est aussi que les usagers eux-mêmes ont accepté de devenir des patients. La transformation du toxicomane en patient n’a été ni simple ni immédiate. Elle a été favorisée par un contexte très particulier, à savoir, plus de dix années de domination de l’héroïne. Avec les années de galère, avec le sida, la dépendance était devenue pesante. Et cependant, la transformation de l’usager d’héroïne en patient ne s’est nullement faite de façon automatique. En prison, dans les services d’urgence hospitalière, dans les quartiers, nombreux sont encore les usagers de drogues qui refusent de s’inscrire dans une logique de traitement. Il peut s’agir d’usagers plus jeunes qui ne se reconnaissent pas dans le statut de “ malade ” – ou bien aussi de polytoxicomanes pour lesquels effectivement le traitement de substitution n’est pas nécessairement utile ou efficace. Mais il peut aussi s’agir d’usagers qui préfèrent la dépendance à l’héroïne à la dépendance au médecin. Dans le mouvement de la réduction des risques, les associations d’usagers de drogues d’un côté, les réseaux de médecins de l’autre ont réussi à surmonter les peurs et les méfiances des uns et des autres ; les relations entre les uns et les autres en ont été profondément modifiées. Le changement est passé par un processus d’appropriation qui donne un sens aux nouveaux comportements. C’est le travail qu’ont effectué les associations d’usagers mais elles sont loin d’avoir pénétré tous les milieux sociaux où les drogues sont consommées. Il en est de même pour les professionnels du soin qui peuvent favoriser les changements par la qualité de la relation avec l’usager ; ils peuvent aussi, au contraire, enfermer leurs patients dans des rôles stéréotypés.
L’extraordinaire réussite de la réduction des risques en France tient à la façon dont les hommes se sont appropriés les outils –qu’ils soient usagers de drogues ou bien acteurs de prévention ou de soin, L’oublier, c’est réduire la réduction des risques à ses outils, médicaments ou seringues. Or ces outils-là deviennent chaque jour moins utiles ; indiscutablement, les plus jeunes ne privilégient plus l’héroïne, ils préfèrent semble-t-il, les psycho-stimulants, ecstasy, cocaïne ou crack ; plus souvent, ils consomment en vrac tout psychotrope, sans distinguer médicaments, alcool ou drogues illicites. Le travail mené au cours des années 90 entre l’héroïnomane et ses thérapeutes, doit être renouvelé et il ne doit pas limiter au dialogue soignant-soigné. D’autres acteurs doivent s’engager à leur tour. La santé publique ne signifie pas “ traitement médical ” ; besoins sanitaires et sociaux doivent être étroitement associés : c’est ce qu’on apprend dans les cours de santé publique. Il y a loin toutefois de la pétition de principe à leur mise en œuvre. Associer les usagers de drogues à la protection de leur santé, faire appel à la responsabilité, reconnaître à la fois les droits et les devoirs, tels sont les fondements de la démarche de la réduction des risques. Elle exige de nouvelles relations entre l’usager et son environnement, sociétal ou professionnel. Nous avons encore du chemin à parcourir mais du moins avons-nous appris que ces nouvelles relations, qui sont aussi de nouveaux comportements de part et d’autre, ne sont pas purement utopiques. Dans la logique de la réduction des risques, l’usager de drogues est devenu “ acteur de sa santé ”, c’est à dire un homme comme les autres. Au-delà du slogan, le dialogue n’est ni simple ni immédiat ; il exige de part et d’autre un apprentissage le plus souvent laborieux, quelquefois douloureux. Mais c’est aussi dans cette recherche de relations plus authentiques que les pratiques sociales trouvent leur sens.