Après la mise en place d’un » arsenal pénal impressionnant qui remplit les prisons de dealers mais qui n’empêche pas les trafics de perdurer», » il convient aussi d’envisager sérieusement d’autres voies comme la légalisation de la vente de la drogue », propose Christine Bartolomei, présidente du tribunal pour enfants de Marseille de 2000 à 2010.
La justice peut-elle mener » la guerre contre la drogue ? Précisons tout d’abord ce que l’on définit par le mot drogue. Dans le code pénal, on ne connaît que les » stupéfiants, qui s’appliquent à toutes sortes de drogues : cannabis, héroïne, cocaïne, ectasy, etc. Les mêmes peines (créées par la loi du 31 décembre 1970) sont appliquées pour toutes les drogues : un an d’emprisonnement et 3 750 € pour usage de stupéfiants (art L3421-1 CSP), cinq ans et 75 000 € pour offre ou cession illicites de stupéfiants à une personne en vue de sa consommation personnelle (art. 222-39 CP), dix ans et 7 500 000 € pour transport, détention, offre, cession, acquisition ou emploi illicites de stupéfiants (art. 222-37 CP). Il convient aussi de souligner que la loi ne prévoit pas une aggravation des peines au regard des quantités de stupéfiants saisies : ainsi un mineur de 16 ans interpelé dans le couloir d’une cité avec 50 grammes de cannabis dans ses poches encourt théoriquement la même peine de 10 ans que le trafiquant arrêté avec des dizaines de kilos d’héroïne.
Pour les adolescents que j’ai côtoyés pendant des années, et parfois mis en examen pour des délits relatifs à l’usage, l’acquisition ou la vente de stupéfiants, cette pénalisation est incompréhensible, d’autant plus que, pour eux, le cannabis n’est pas une drogue, ni un produit dangereux, en tout cas pas plus dangereux pour la santé que la cigarette ou l’alcool, comme ils se plaisaient à me le rappeler. Et de fait, rares sont les jeunes qui passent du cannabis à d’autres drogues plus dures. En dix ans, je n’ai jamais rencontré de mineur héroïnomane. Si l’on excepte certains cas extrêmes de consommation effrénée de haschich, souvent associée à des prises de médicaments anxiolytiques, qui peuvent détruire la santé, il semble que la consommation de cannabis corresponde à un moment de l’existence de ces jeunes, moment réversible qui peut s’estomper en quelques mois au gré des événements qui se produisent dans leur vie (rencontre amoureuse, pratique d’un sport, premier boulot). C’est souvent une béquille pour panser momentanément les plaies laissées par une exclusion scolaire, un conflit parental douloureux, le manque de perspective d’avenir et surtout la frustration liée au manque d’argent… Le problème, c’est qu’ils passent assez facilement de la position de consommateurs à celle de » trafiquants, d’abord pour acheter les doses dont ils ont besoin pour eux-mêmes puis pour dépanner les copains, puis pour gagner de l’argent facile. C’est une activité attractive pour des jeunes désargentés, beaucoup plus que la scolarité dans laquelle ils se sentent largués…
Aussi sont-ils dans l’incompréhension totale lorsqu’on leur énonce les peines de prison qu’ils encourent légalement pour un morceau de résine trouvé dans leur poche (détention) ou quelques barrettes revendues au pied de leur immeuble, ou simplement pour s’être rendus complices d’un dealer en faisant le guet pour lui. Dans les cités, les jeunes garçons qui traînent dehors sont vite repérés et utilisés par de plus grands pour rendre de petits services : dès 9/10 ans, ils vont apporter la canette ou le sandwich sur le lieu de vente contre 1 ou 2 euros ou un paquet de bonbons et se sentent valorisés de participer à un trafic organisé par des grands. Et peu à peu, ils montent dans la hiérarchie des tâches : guetter, crier » ara, ara à l’arrivée des policiers, remplacer un dealer pendant une heure ou deux pour le dépanner s’il a une course à faire, servir d’intermédiaire pour rabattre des clients, cacher des produits dans le trou d’un mur, puis devenir » charbonneurs» en revendant eux-mêmes du cannabis en quantités de plus en plus importantes.
Que risque un jeune surpris par la police en train de se livrer à un petit trafic au pied d’une cité ? Il va être placé en garde à vue, souvent 48 heures, pour être interrogé sur ses sources d’approvisionnement. Peine perdue ! La plupart du temps, il ne connaît pas l’identité de son fournisseur, et la connaîtrait-il qu’il ne la » balancerait sûrement pas (vu le risque de très probables représailles). A l’issue de sa garde à vue, il sera généralement déféré devant un juge des enfants qui va le mettre en examen pour offre ou cession de stupéfiants et saisir ou pas le JLD (juge des libertés et de la détention) pour un éventuel placement en détention. S’il s’agit d’une première interpellation et d’une petite quantité de haschich, ou si le juge estime qu’il doit requalifier les faits en offre ou cession à autrui pour sa consommation personnelle, le juge ne prévoira pas sa détention mais plutôt un contrôle judiciaire ou une mesure de suivi éducatif. Mais le procureur peut, la peine encourue étant de dix ans, saisir directement le JLD pour demander cette mise en détention –ce qui arrive assez fréquemment, tant la voie répressive a été privilégiée ces dernières années par le parquet pour ce type d’infractions. Dans ce cas, la détention provisoire peut être de 4 mois renouvelables, même pour un mineur, et la peine prononcée in fine devant le tribunal sera le plus souvent une peine ferme ou une peine d’emprisonnement partiellement assortie d’un sursis. La peine de prison accomplie… ils recommencent, souvent mieux armés (au sens propre et au sens figuré) pour poursuivre des trafics plus importants.
J’ai pu constater que les adolescents arrêtés pour ILS sont souvent les plus ingénus, relégués en bout de chaîne et sans responsabilités. En ce qui concerne les mineurs, les procédures pénales, qui représentent environ 5% de la totalité des poursuites, ne débouchent jamais sur le démantèlement de réseaux. Certes pour les majeurs, la situation est différente : grâce à un très gros investissement d’une police spécialisée, des procédures concernant des bandes organisées sont ouvertes chez les juges d’instruction qui débouchent sur des procès fleuves au cours desquels des dizaines d’années de prison sont prononcées. Mais tout ceci ne représente qu’une goutte d’eau par rapport à l’ampleur des trafics installés dans les cités et qui font vivre des familles entières touchées par la précarité.
La loi sur les peines-plancher (10 août 2007) a eu beau renforcer les peines très lourdes déjà prévues à l’origine par la loi du 31 décembre 1970, rien n’arrête ce juteux trafic qui, de plus, devient dangereux en raison de l’utilisation mal maîtrisée d’armes de guerre par des bandes rivales, comme on le constate, hélas, à Marseille… Il me paraît évident que la justice a échoué dans la guerre contre la drogue malgré un arsenal pénal impressionnant qui remplit les prisons de dealers mais qui n’empêche pas les trafics de perdurer dans les banlieues et de devenir de plus en plus violents. Par ailleurs, la santé des millions de jeunes usagers de drogue n’est absolument pas prise en compte actuellement…
On ne pourra faire reculer ce fléau que par une véritable révolution sociale, éducative et culturelle dans les cités, susceptible de faire reculer le sentiment d’exclusion des jeunes à l’école et sur le marché de l’emploi et de leur donner l’espoir d’un avenir plus prometteur. Mais il convient aussi d’envisager sérieusement d’autres voies comme la légalisation de la vente de la drogue qui permettrait de réduire le pouvoir de la criminalité organisée et de mieux protéger la santé et la sécurité des citoyens par le contrôle de la délivrance des produits, de leur composition, des conditions d’accès et par l’intervention étatique sur les prix des produits et les volumes en circulation. Pourquoi ne pas essayer ?
Christine Bartolomei est magistrate honoraire, ancienne juge des enfants et présidente du Tribunal pour enfants de Marseille (de 2000 à 2010), membre du conseil scientifique de l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux dirigé par Laurent Mucchielli.