Préambule
Après la période des pionniers des années 90, celle de la reconnaissance et du développement institutionnels dans les années 2000, l’AFR souhaite engager une troisième période pour la politique des drogues en France. Notre ambition est de conduire encore une fois le changement de paradigme nécessaire pour répondre aujourd’hui aux nouveaux enjeux en matière de politique de drogues et de réduction des risques.
Les enjeux
La RdR en France est aujourd’hui confrontée à trois enjeux majeurs.
1/Faire évoluer le cadre de référence de la RdR
Cet enjeu est défini par deux considérations : élargir le cadre existant et le dépasser. Ce cadre a été précisé par des textes réglementaires édictés par les pouvoirs publics en application de la loi de santé publique du 9 août 2004. Il s’agit principalement des décrets des 14 avril 2005 approuvant le référentiel national des actions de RdR et du 19 décembre 2005 définissant les missions des centres de RdR nommés CAARUD, mais aussi du décret du 14 mai 2007 relatif aux missions des centres de soins nommés CSAPA proposant, entre autres, des traitements de substitution aux opiacés.
Élargir la palette des outils
Ce que l’on appelle la » palette des outils de RdR n’est pas suffisamment développé.
VHC
La prévention des infections est trop souvent réduite à la mise à disposition de matériel stérile. La dimension comportementale est quasi inexistante. Nous voyons bien avec la forte transmissibilité du VHC qu’il est nécessaire de développer des interventions comportementales et éducationnelles : mieux consommer pour mieux se protéger ; il s’agirait d’un saut qualitatif majeur dans les approches classiques de RdR. Mieux consommer pour mieux se protéger, c’est aussi créer des espaces dédiés à ces consommations, proposant des services d’éducation, mais aussi d’analyse de la qualité des produits consommés. Les salles de consommations à moindre risque, de toutes les consommations – et pas uniquement celles par voie injectable – sont aussi une des voies de l’élargissement du concept de RdR.
TSO
Par ailleurs, la composition et la galénique des TSO ainsi que leurs modalités d’accès restent limitées : absence de programmes de substitution à base de diacéthylmorphine, absence de galénique injectable, primo-prescription de méthadone limitée aux centres spécialisés, réduisant de fait son accès. Renouons avec la force imaginative qui avait fait la force du » modèle français, avec la primo-prescription de buprénorphine haut dosage en médecine de ville ! Il convient en outre de soutenir les expérimentations de substitution à d’autres produits psychotropes.
Prison
Et puis, sans préjuger des évolutions nécessaires mentionnées ci-dessus, force est de constater que le dispositif français de RdR ne respecte pas le principe constitutionnel de l’égalité des citoyens devant la loi, ni le principe légal défini par la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé en milieu pénitentiaire : les personnes détenues usagères de drogues n’ont toujours pas le même accès aux services de RdR que celles en milieu libre, alors que la circulaire interministérielle du 8 décembre 1994, relative à l’application de la loi du 18 janvier 1994, pose comme objectif » d’assurer aux détenus une qualité et une continuité de soins équivalentes à ceux offerts à l’ensemble de la population ». Elargir la RdR, c’est aussi la faire entrer pleinement en prison, dans toutes ces composantes – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, en particulier avec l’absence de PES.
Analyse des produits
Enfin, le seul outil perdu par la réduction des risques, le contrôle rapide des produits, sans aucune forme de procès montre le peu de reconnaissance donné aux actions de réduction des risques en milieux festifs d’où est issu cet outil. L’analyse des produits, dans sa globalité, est un outil de réduction des risque majeur, et pas seulement de veille, compte-tenu du caractère opaque du marché noir des drogues. La disponibilité principalement via internet et voie postale d’un nombre encore plus élevé de substances aux statuts juridiques variés repose la question de l’enjeu de la connaissance de la composition des produits en circulation.
Dépasser le VIH et l’injection
Aujourd’hui, la RdR est définie principalement comme une réponse médico-sociale à la conjonction de deux phénomènes : le risque d’exposition au VIH dans le cadre d’une pratique d’injection.
Cette logique fait écho au cadre de référence mondial en RdR, tel qu’il a été institutionnalisé par le système des Nations-Unies en 2009, avec la publication d’un guide technique en direction des États souhaitant agir sur l’épidémie de VIH en direction des usagers de drogues par voie intraveineuse. C’est ce modèle fondateur, mais aussi réducteur, qu’il convient aujourd’hui de dépasser, surtout lorsque l’on sait que les deux tiers des usagers de drogues par voie injectable en France sont infectés par le VHC.
Il s’agit donc de procéder à un aggiornamento des pratiques et des interventions en cours en matière de RdR. Cela passe par l’intégration de nouveaux champs d’activité, en marge des dispositifs de droit commun. Ces activités couvrent un spectre large, qui va de la distribution communautaire de naloxone pour gérer les situations d’overdose aux opiacés à des interventions de santé mentale et d’hébergement communautaire en situation de précarité, hors les murs. Ces interventions se heurtent aujourd’hui à des dispositions législatives et réglementaires, qu’il convient de modifier.
Mais l’instauration des tests rapides d’orientation et de diagnostic pour le VIH proposés par des non-professionnels de santé montre qu’il est possible de modifier les règles françaises en vigueur en matière de prescription et de délivrance de produits de santé.
2/ Intégrer la politique des drogues au cœur de la RdR
Depuis 1989, date du premier programme de mise à disposition de seringues, les acteurs de la société civile ont considérablement fait bouger les lignes de l’espace des possibles. Mais au fur et à mesure que ces limites sont repoussées, nous nous rapprochons d’un paradoxe intenable : la contradiction majeure entre le cadre légal des produits classés comme stupéfiants, tel que défini par la loi du 31 décembre 1970 d’une part, et les approches de santé publique, telles que définies par la loi du 9 août 2004 d’autre part.
Le débat sur les salles de consommation à moindre risque en France illustre aujourd’hui pleinement cette contradiction. Le mouvement de la RdR ne peut plus faire l’économie d’une intégration des enjeux légaux et politiques en matière de drogues. Cette tendance est, du reste, à l’œuvre à un niveau mondial. Aujourd’hui, ce que l’on appelle la RdR doit intégrer comme l’un de ses objectifs la refonte de la politique française des drogues, avec la réforme du cadre légal en ligne de mire. Il s’agit d’aller bien au-delà de la réduction des risques infectieux. Une RdR efficace ne saurait aujourd’hui se satisfaire d’un bricolage entre les interstices légaux.
Du local au global
La politique française des drogues n’a rien de spécifique. Elle n’est que le reflet d’une puissante norme internationale, définie au cours du XX° siècle, et qui applique sa loi d’airain partout dans le monde : la pénalisation de la consommation en dehors d’un cadre médical de produits qualifiés de » stupéfiants par le système des Nations unies. Depuis 2010, des responsables politiques de haut niveau, des chercheurs renommés, des autorités morales ont largement documenté l’échec de cette norme dans son objectif initial, qui était d’éradiquer la consommation de ces produits en dehors d’un cadre médical, consommations alors qualifiées d’illégales. Non seulement cette politique internationale, reprise en chœur par tous les Etats, dont le nôtre, a échoué, mais les conséquences désastreuses ne sont plus à démontrer, que ce soit sur le plan sanitaire, mais aussi sur le plan social et économique.
Aujourd’hui, le » vivre ensemble est menacé par cette logique absurde.
Ce système nourrit intrinsèquement des logiques mafieuses et criminelles qui pèsent sur les plus faibles. La récurrence de la violence dans ce qui est appelé les » quartiers en constitue un épiphénomène dramatique. Mais il ne s’agit ici que de la même logique que celle qui est à l’œuvre, à des niveaux encore plus dramatiques, dans certaines régions du monde, où les conflits et la déstabilisation des États sont nourris par cette logique. De Kaboul à Sevran et Marseille, en passant par Mexico, c’est bien cette même logique aveugle d’interdiction et de répression qui produit les mêmes maux, avec des intensités différentes selon les zones.
La caractère inique de la guerre à la drogue se retrouve aussi dans l’arbitraire de l’application de la loi. Elle frappe plus durement ceux qui ne peuvent se défendre et ou qui sont à la marge du système. Les infractions liées aux stupéfiants servent aussi bien à gonfler les statistiques des forces de l’ordre qu’à mettre la pression sur des groupes particuliers de la société : gérants d’établissement de nuit, habitant de quartiers populaires, amateurs de musique techno, personnes typées africaines ou maghrébines, etc.
Au nom de la guerre à la drogue, l’État fait la guerre à ces citoyens. Affaiblissant ainsi l’autorité des pouvoirs publics dans leur ensemble.
Le coût de la répression
Il est toutefois une dimension spécifique qu’il convient d’aborder pour ce qui concerne la France : l’application d’une politique fondée sur la répression en matière de drogues met à mal le modèle républicain. Le coût économique, social et pénal de la répression pèse manifestement plus lourd en direction de personnes qui sont les oubliées de la République, à défaut d’en être les indigènes.
Il est aujourd’hui du devoir citoyen des acteurs de la RdR que de porter cette revendication d’une refonte de la loi et de la politique des drogues et de conduire le débat au regard de l’idéal républicain français.
3/ Garantir l’existence d’un espace de la société civile dédié à la RdR
Au croisement des deux enjeux précédents, un espace autonome pour nourrir et porter le débat doit nécessairement exister en France. Cet espace a eu tendance à se circonscrire depuis une dizaine d’années. Pour deux raisons majeures.
D’acteurs à opérateurs
La première n’est que la conséquence d’une certaine forme d’institutionnalisation, qui, si elle représente indéniablement un avantage pour garantir la pérennité des services proposés, n’en a pas moins réduit les marges d’innovation, et, plus encore, les marges d’analyse et de réflexion. L’acteur de RdR est naturellement poussé par la logique systémique à devenir un fournisseur efficace de services de RdR plutôt qu’un acteur du changement social.
Le poids de la l’addictologie
Seconde raison : les avancées majeures obtenues depuis les années quatre-vingt-dix ont conduit à un repositionnement de tous les acteurs concernés par la prise en charge sanitaire des consommations de drogues. C’est dans ce creuset qu’est né le champ de l’addictologie en France, suite au changement de paradigme évoqué plus haut. On ne peut que se féliciter de cette évolution au terme de laquelle l’offre de prise en charge et les conditions d’entrée dans le système de soins se sont élargies pour les usagers de drogues. Mais ce champ de l’addictologie, qui a toute sa place dans le paysage français, peut avoir une tendance à prendre toute la place.
Nous assistons ainsi à un mouvement qui a tendance à ingérer la RdR comme l’une de ses approches, dans une offre beaucoup plus large.
La parole citoyenne
Au regard des enjeux posés ci-dessus, il est nécessaire de garantir l’existence d’un champ autonome de la RdR, qui trouve sa justification dans l’essence même de la genèse de la RdR : des individus en rupture avec un paradigme ambiant et qui ont su inventer des réponses sociales novatrices. Ce faisant, il est impératif pour les acteurs de la RdR de s’extraire d’une certaine forme de technicité dans laquelle certains d’entre eux se sont fondus, technicité qui éloigne de l’objectif initial de transformation sociale intrinsèquement contenu dans la RdR.
Le débat politique et social sur les drogues, la capacité à faire évoluer le cadre de référence actuel, nécessitent l’existence d’un champ autonome, animé par une organisation de la société civile qui puisse jouer pleinement son rôle d’aiguillon.
La stratégie de l’AFR
La stratégie de l’AFR a vocation à répondre à ces trois enjeux. Pour ce faire, l’AFR développe ses activités à partir de quatre axes stratégiques.
Promotion et dissémination des innovations en RdR
Cahiers de l’injection, ERLI et AAI, espaces de consommations à moindre risque, analyse des produits…
Réforme du cadre légal et de la politique des drogues en France
Débats publics sur la politique des drogues, appel à une commission française des drogues, justice raciale, coût économique et social de la politique des drogues…
Renforcement des capacités des acteurs de RdR
Formations, guides, ressources sur le site Internet…
Mise en réseau des acteurs de la RdR et des autres organisations de la société civile concernées par la politique des drogues
Journées nationales biennales, newsletter, EuroHRN, HRI, Forum européen de la société civile…